Être là: l’effet sur le rappel des commanditaires
2005 n’a connu ni Jeux olympiques ni coupe du monde de soccer ou de rugby. Pourtant, cette année nous a donné l’un des événements sportifs les plus mémorables de ces dernières décennies. Les fans de Liverpool, qui célébraient récemment le 10e anniversaire de l’éclatante victoire de leur équipe lors de finale de la Ligue des champions, peuvent en témoigner : ce match fait probablement partie des plus enlevants de toute l’histoire de la compétition. Ce jour-là, devant plus de 70 000 spectateurs au stade d’Istanbul et 3 milliards de téléspectateurs rivés à leurs écrans, le FC Liverpool, qui à la mi-temps perdait par trois buts face au Milan AC, est revenu en force en deuxième période pour marquer trois buts en six minutes de pure folie. Après une prolongation sans but, l’équipe anglaise a poursuivi sur sa lancée jusqu’à la séance de tirs au but pour l’emporter grâce aux arrêts miraculeux de son gardien.
Un tel match réunissait tous les ingrédients d’un événement porteur de retombées financières importantes pour les commanditaires sportifs. Deux équipes comparables, admirées partout dans le monde, qui se livrent une lutte acharnée sur le terrain, et un suspens insoutenable qui a tenu les aficionados du soccer en haleine jusqu’à la toute fin.
Une manne pour les commanditaires, croyez-vous? N’en soyez pas si sûr. Premièrement, on sait depuis longtemps que les affrontements sportifs spectaculaires contribuent à accroître l’intensité des émotions des spectateurs. Cependant, ces émotions intenses ont pour effet de détourner l’attention portée aux commanditaires de l’événement, compromettant ainsi leur capacité à rester bien ancrés dans la mémoire du public[1]. Une nouvelle recherche publiée en avril 2015 dans le European Journal of Marketing[2] démontre que l’intensité des émotions éprouvées par les spectateurs, selon qu’ils regardent le match en direct des gradins ou confortablement installés dans leur salon, influence à des degrés divers leur façon de reconnaître les commanditaires de l’événement qui leur est proposé. Cette recherche a pu comparer pour la première fois le taux de reconnaissance et de mémorisation des commanditaires chez les spectateurs sur place à celui des téléspectateurs à la maison. Deux groupes de consommateurs adultes formés de façon aléatoire ont été invités soit pour les uns à assister à un match des Canadiens disputé à domicile, soit pour les autres à regarder ce même match chez eux, à la télévision.
Les résultats ont démontré que les émotions intenses ressenties par les spectateurs dans les gradins ont une influence positive sur la reconnaissance et la mémorisation des commanditaires de l’événement. Par exemple, les chances que les spectateurs se souviennent des commanditaires principaux de l’événement ont augmenté de façon significative, passant de 12 % lorsque le niveau d’intensité des émotions était modéré, à 17 % au paroxysme de l’intensité. En comparaison, chez les amateurs qui ont regardé le match à la maison, la probabilité de mémorisation a été de 35 % lorsque le degré d’intensité était modéré, mais de seulement 5 % au niveau d’enthousiasme le plus élevé. Les matchs particulièrement palpitants apportent donc plus de bénéfices aux principaux commanditaires sur le plan de la reconnaissance par le public présent dans les gradins. Cependant, en ce qui concerne les téléspectateurs, c’est lorsque le jeu est moins passionnant que ces derniers offrent aux commanditaires les meilleurs avantages en matière de reconnaissance.
Cette différence importante entre les spectateurs présents à l’aréna lors d’une partie de hockey et ceux qui regardent le match à la maison s’explique par un sentiment plus fort, chez le premier groupe, de faire partie d’une expérience unique qui dépasse les limites du jeu lui-même. Par conséquent, les stimuli perçus sur les lieux de l’événement, comme les éléments visuels des commanditaires, sont considérés par les spectateurs comme autant d’éléments faisant partie de leur expérience; l’attention qu’ils leur portent est ainsi moins susceptible d’être détournée lors des moments d’émotion intense.
Sur la base de ces résultats, les propriétés ne devraient pas nécessairement chercher à renforcer la dimension émotionnelle de leurs événements sportifs. Cette observation est d’autant plus pertinente en ce moment, alors qu’il est de plus en plus difficile pour certaines ligues professionnelles de préserver l’intérêt de la compétition en réunissant les conditions nécessaires à ce que de nombreuses équipes soient potentiellement en mesure de la remporter. Cependant, une ligue nettement dominée par quelques équipes, comme c’est le cas de certaines grandes ligues européennes de football (comme Real Madrid et Barcelone dans la ligue espagnole ou Manchester United et Chelsea dans la première ligue anglaise), pourrait être un terrain favorable pour fournir de la valeur aux commanditaires par le biais du public indirect, puisqu’un degré d’incertitude moindre quant aux résultats des matchs a moins de chances de soulever de vives émotions.
D’un autre côté, les ligues dont l’équipe gagnante a du mal à conserver son titre, comme la Major League Soccer, pourraient nuire à la reconnaissance du commanditaire par les spectateurs indirects. Du point de vue d’un commanditaire congruent avec sa propriété, il est préférable d’appuyer un événement qui suscite une passion modérée afin d’atteindre ses objectifs de notoriété à grande échelle. Inversement, si l’objectif le plus important pour un commanditaire est de renforcer sa relation avec les fans et de développer des affinités pendant les matchs cruciaux, investir en activant des commandites de premier plan – comme de la publicité – sur les lieux mêmes de l’événement serait la meilleure stratégie à adopter. Dans l’ensemble, cette étude montre une fois de plus la nécessité pour les commanditaires de hiérarchiser leurs objectifs et de prendre des décisions stratégiques éclairées en conséquence.
Finalement, les détenteurs de droits des propriétés sportives prisées des spectateurs devraient viser un juste équilibre. Les matchs hautement spectaculaires peuvent créer une loyauté à long terme; cette improbable victoire de 2005 a certainement renforcé la fierté des fans de Liverpool à clamer haut et fort « You will never walk alone », les derniers mots de l’hymne de leur équipe. Par ailleurs, les confrontations de moindre intérêt qui soulèvent moins les passions (matchs d’avant-saison ou amicaux) présentent aussi d’importants avantages pour les commanditaires. Cependant, la combinaison de matchs de différentes intensités n’est pas toujours optimale pour eux. Les matchs dont l’enjeu est moins important sont habituellement regroupés au début de la saison, mais ce n’est pas l’idéal pour maximiser la reconnaissance et la mémorisation, lesquelles sont davantage favorisées par des expositions qui se suivent à des intervalles toujours plus longs[1]. Voilà pourquoi la programmation des matchs est un aspect important qui contribue à aider les détenteurs de droits des propriétés et les dirigeants de ligue à mettre tout l’enthousiasme suscité au profit de leurs commanditaires.
[1] TUAN PHAM, Michel. « Effects of involvement arousal and pleasure on the recognition of sponsorship stimuli », Advances in Consumer Research, Vol. 15, no 3 (1992), p. 360-367. WALLISER, Bjorn. « Le rôle de l’intensité des émotions éprouvées par le téléspectateur dans la mémorisation du parrainage », Recherche et Applications en Marketing, vol. 11, no 1 (1996), p. 5-22.
[2] CARRILLAT, François, D’ASTOUS, Alain, BELLAVANCE, François, EID, François. « On ‘being there’: A Comparison of the effectiveness of sporting event sponsorship among direct and indirect audiences », European Journal of Marketing, vol. 49, no 3/4 (2005), p. 621-642.
[3] GREEN, Robert L. « Repetition and spacing effects », dans ROEDIGER, H. L., III (Éd.). Learning and Memory: A Comprehensive Reference, Elsevier, Oxford, (2008) p. 65-78.